L'événement est suffisamment rare pour être souligné. Ce mercredi 23 janvier, les deux plus grandes revues scientifiques du monde, l'américaine Science et la britannique Nature, mettent un instant leur concurrence entre parenthèses pour annoncer ensemble la reprise des recherches sur la transmission à l'homme du dangereux virus de la grippe aviaire, le fameux H5N1. Cela faisait en effet un an que toutes les expériences en la matière avaient été gelées en raison des craintes de bioterrorisme qu'avaient suscitées ces travaux.
Tout avait commencé en août 2011 lorsque Ron Fouchier, un virologue néerlandais du Centre médical Erasme de Rotterdam, avait annoncé avoir effectué certaines mutations dans le virus H5N1, qui l'avaient rendu aisément transmissible entre des mammifères, en l'occurrence des furets, alors que ce n'était pas le cas auparavant. Une découverte qui faisait de ce virus mutant un potentiel tueur à grande échelle, plus ou moins analogue au virus responsable de la célèbre pandémie de grippe espagnole de 1918-1919. Une autre équipe, américaine celle-là, était parvenue à des résultats identiques. Et quand la publication de ces deux recherches se fit imminente, à la fin de l'automne 2011, le signal d'alarme fut tiré aux Etats-Unis : on craignait que publier ces travaux avec tous leurs protocoles, comme cela se fait d'ordinaire, revienne à mettre des armes mortelles entre les mains de terroristes. Se posait donc très clairement la question de la censure d'articles scientifiques pour raisons de biosécurité. D'un autre côté, enlever les éléments permettant de reproduire les expériences revenait à en retirer toute valeur, puisqu'un des piliers de la recherche consiste à pouvoir vérifier ce qu'ont fait les confrères.
Décision fut donc prise de surseoir à ces publications puis, étant donné l'ampleur médiatique que prenait le sujet et le vent de panique qu'il faisait souffler dans les instituts de recherche, de lancer un moratoire de 60 jours sur ces expérimentations. Le temps de vérifier que ces travaux étaient bien conduits dans des laboratoires sécurisés, le temps aussi de rassurer le public et de faire le travail de pédagogie nécessaire, notamment afin d'expliquer que les chercheurs ne jouaient pas aux apprentis sorciers et que leurs expériences leurs servaient à comprendre comment le virus pouvait évoluer pour, au pire, passer d'un humain à l'autre.
De deux mois prévus au départ, le moratoire s'est allongé au fil du temps pour finalement durer une année entière. Une année au cours de laquelle on s'est demandé s'il fallait ou non censurer la recherche ou si des terroristes en herbe pouvaient ou non recréer, dans leur garage ou leur cuisine, des virus dangereux à partir des publications. Très rapidement, la majorité de la communauté scientifique a décidé que les bénéfices d'une publication intégrale étaient supérieurs à leurs inconvénients : il était plus intelligent de permettre aux chercheurs de s'informer pleinement sur le virus plutôt que le contraire, surtout si un virus mutant devait naturellement apparaître. Parmi les arguments avancés, il a été notamment souligné que l'on trouvait, en accès public sur Internet, tant le génome du virus de la grippe espagnole que les plans pour fabriquer une bombe atomique. On a aussi fait remarquer que des terroristes dotés de suffisamment de moyens n'auraient pas besoin de ces études pour synthétiser un virus dangereux. En mai et juin 2012, les travaux des chercheurs américains et néerlandais sur le "supervirus H5N1" ont donc été publiés in extenso, respectivement dans Nature et Science. Il ne s'est cependant pas agi d'une décision unanime. On a ainsi pu lire dans le New York Times le commentaire lapidaire de Richard Ebright, spécialiste des armes biologiques, affirmant que "ces travaux n'auraient jamais dû être accomplis."
La réflexion du monde de la virologie a aussi porté sur la manière de réduire au maximum les risques. Quelques semaines après la publication des deux études sur les virus mutants, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a publié une sorte de code de bonne conduite concernant les recherches sur la transmission du virus de la grippe aviaire. Dans le résumé qui le présente, on lit notamment que, "étant donné que les nouvelles souches de H5N1 modifiées en laboratoire ont le potentiel de déclencher une pandémie, il est important que les installations qui ne sont PAS équipées pour pour identifier et contrôler de manière appropriée les risques associés à ces agents S'ABSTIENNENT de travailler sur eux." Les majuscules ont été mises par l'OMS.
Depuis ce texte paru en juillet 2012, les chercheurs ont attendu six mois de plus pour lever le moratoire, le temps que la controverse sur ces recherches à double tranchant s'apaise. Cela ne signifie pas pour autant que les expérimentations vont reprendre partout. Comme le précise le texte paru ce 23 janvier dans Nature et Science, cosigné par une quarantaine de virologistes dont Ron Fouchier, les chercheurs devront avoir le feu vert de leurs gouvernements et de leurs institutions de recherche, ce qui, à l'heure actuelle, n'est pas le cas aux Etats-Unis ni pour les équipes bénéficiant de financements américains. Ils soulignent également la nécessité qu'il y a à relancer les expériences parce que, "pendant ce temps, le virus continue d'évoluer dans la nature".
Le H5N1 n'a provoqué que 20 décès en 2012, soit le bilan le moins grave depuis 2004, mais ce n'est pas une raison pour baisser la garde. Une mutation peut très bien se produire naturellement qui lui permettra de se transmettre de mammifère à mammifère et en particulier d'humain à humain. Même si les signataires de ce texte reconnaissent que leurs expériences sur la transmission du virus de la grippe aviaire comportent des dangers, ils assurent en conclusion que "les bénéfices de ces travaux pèsent plus lourd que les risques", car, en cas d'émergence d'un virus mutant, qu'il soit naturel ou synthétisé par des bioterroristes, la réponse de la médecine sera plus rapide et plus efficace. Comme l'expliquait fin 2011 le virologue Steffen Mueller, "je préfère de beaucoup me battre contre le démon que je connais que contre le démon que je ne connais pas".
Pierre Barthélémy (@PasseurSciences sur Twitter)