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Quelle maladie a ravagé la ville d’Œdipe ?

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Dans Œdipe Roi, une des pièces de théâtre les plus célèbres, le poète tragique grec Sophocle (env. 495 av. J.-C.-env. 406 av. J.-C.) met en scène une ville de Thèbes ravagée par une mystérieuse épidémie qui frappe bétail et humains. Les protagonistes, au premier rang desquels figure le roi de Thèbes, Œdipe, la prennent comme une manifestation de la colère des dieux : la ville a été souillée par le meurtre du roi précédent, Laïos, et les dieux exigent, par la "peste" qu'ils envoient, le châtiment du coupable. Celui-ci, comme chacun a dû l'apprendre à l'école ou ailleurs, n'est autre qu'Œdipe lui-même qui, sans le savoir, a tué son père et épousé sa mère, ajoutant l'inceste au parricide. La pièce, en plus des diverses interprétations, littéraires ou psychanalytiques, auxquelles elle a donné lieu, présente un intérêt historique et médical si l'on en croit une étude publiée dans le numéro de janvier de la revue Emerging Infectious Diseases. Pour l'équipe de médecins grecs qui en est l'auteur, l'épidémie décrite par Sophocle, même si elle n'est visible qu'en arrière-plan de la pièce, présente toutes les apparences d'une épidémie véritable, comme si le poète s'était plié par anticipation aux codes de l'école réaliste.

Vingt-cinq siècles après la composition d'Œdipe Roi, ces chercheurs ont donc mené une enquête médico-littéraire dans le texte, relevant le moindre fragment de phrase afférent au mystérieux mal fauchant les vies des Thébains. Leur but, voir si cette "peste" peut s'apparenter à celle qui a frappé Athènes en 430-429 av. J.-C. (peu de temps avant que Sophocle n'écrive sa pièce) et tenter d'en identifier l'agent pathogène. C'est surtout dans les premières scènes de l'œuvre qu'est évoquée l'épidémie. Dès sa deuxième phrase, Œdipe dit que "la ville est pleine tout ensemble et de vapeurs d'encens et de péans (NDLR : chants adressés à Apollon guérisseur) mêlés de plaintes". Le prêtre auquel il s'adresse entre dans le vif du sujet : "Thèbes, prise dans la houle, n'est plus en état de tenir la tête au-dessus du flot meurtrier. La mort la frappe dans les germes où se forment les fruits de son sol, la mort la frappe dans ses troupeaux de bœufs, dans ses femmes, qui n'enfantent plus la vie." Un peu plus loin, le chœur décrit l'hécatombe : "L'un après l'autre, on peut voir les Thébains, pareils à des oiseaux ailés, plus prompts que la flamme indomptable, se précipiter sur la rive où règne le dieu du Couchant (NDLR : Hadès, maître des Enfers). Et la Cité se meurt en ces morts sans nombre. Nulle pitié ne va à ses fils gisant sur le sol : ils portent la mort à leur tour, personne ne gémit sur eux. Epouses, mères aux cheveux blancs, toutes de partout affluent au pied des autels, suppliantes, pleurant leurs atroces souffrances."

 Les indices paraissent bien maigres. Ils n'en sont pas moins parlants selon les auteurs de l'étude. La maladie s'avère une zoonose, c'est-à-dire une maladie animale transmissible à l'homme (ou vice-versa) comme l'est par exemple la grippe aviaire. Son caractère hautement contagieux et mortel est lui aussi bien établi. Par ailleurs, le texte parle deux fois d'une "stérilité" de la population, mais en des termes qui évoquent plutôt des fausses couches ou des enfants morts-nés ("d'heureuses naissances ne couronnent plus le travail qui arrache des cris aux femmes"). A quelle maladie, présente dans la Grèce du Ve siècle av. J.-C. ces symptômes peuvent-ils bien se rapporter ? Le docteur House aurait adoré poser le diagnostic... Les auteurs de l'article paru dans Emerging Infectious Diseases ont passé en revue plusieurs maladies et, après un premier tri, se sont concentrés sur cinq d'entre elles. Quatre ont ensuite été écartées, ne collant pas assez bien avec la description de Sophocle : la tularémie (car portée essentiellement par des tiques de rongeurs et de lapins), la variole (qui ne se transmet pas au bétail), la leishmaniose (pas assez contagieuse) et la leptospirose (surtout portée par les rats et c'est aussi pour cette raison que la peste a été écartée).

Au terme de ce grand jeu par élimination, il n'est plus resté que la brucellose, maladie qui touche aussi bien les bovins que les hommes, présente dans le bassin méditerranéen depuis longtemps puisqu'elle était connue à l'époque d'Hippocrate, contemporain de Sophocle, réputée pour provoquer des fausses couches. Le seul hic, c'est que la mortalité entraînée par cette pathologie est généralement faible et que la contamination inter-humaine, de nos jours, l'est également. Il n'est cependant pas impossible que nous ayons aujourd'hui affaire à une souche moins virulente que celle sévissant il y a deux millénaires et demi, suggèrent les auteurs... Pour étayer leur thèse, ceux-ci ont trouvé plusieurs points communs entre le texte de Sophocle et la description spectaculaire que son contemporain, l'historien Thucydide fait de la mystérieuse "peste" d'Athènes – que j'ai signalée plus haut – dans sa Guerre du Péloponnèse. Le fléau qui touche Thèbes dans Œdipe Roi n'est probablement que le jumeau de celui qui avait tué les Athéniens en masse et que Sophocle avait vu directement à l'œuvre...

Cette enquête médico-littéraire, pour passionnante qu'elle soit, atteint assez vite ses limites en l'absence d'éléments plus concrets. Mais ceux-ci existent peut-être. En 2006, une autre étude grecque avait révélé avec un certain fracas que le mystère de la peste athénienne était élucidé : après la découverte d'une fosse commune datant d'environ 430 av. J.-C., l'analyse de la pulpe de quelques dents avait révélé la présence de la salmonelle responsable de la fièvre typhoïde. Même si ce résultat a ensuite été remis en cause (redonnant du sursis au mystère...) par une équipe américaine, laquelle a montré que le micro-organisme détecté était probablement une bactérie moderne installée dans le sol, une voie biologico-archéologique a été ouverte qui pourrait permettre de confirmer ou d'invalider l'hypothèse de la brucellose. On peut ainsi imaginer retrouver dans des squelettes antiques des bactéries du genre Brucella mais aussi repérer sur les os de ceux qui ont survécu à l'épidémie les traces que la maladie laisse au bout de quelque temps. Ce double constat vient d'être réalisé avec succès sur des squelettes du Moyen-Age mis au jour en Albanie. Pourquoi ne pas tenter l'expérience dans la ville de Sophocle et de Thucydide ?

Pierre Barthélémy

(Photo : Œdipe vu par Pasolini dans son film Œdipe Roi de 1967.)





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