La préparation de ma chronique "Improbablologie", qui est publiée chaque vendredi dans le supplément "Science & Techno" du Monde, me fait explorer les marges étonnantes et parfois saugrenues de la recherche. C'est au cours d'une de ces promenades dans l'univers hétéroclite de la science improbable que je suis tombé par hasard sur une histoire extraordinaire (au sens premier du terme), racontée non sans humour en 2005 par l'urologue canadien Laurence Klotz dans le British Journal of Urology International. En fait, l'histoire en question est encore plus ancienne, puisqu'elle remonte à 1983. Cette année-là se tient à Las Vegas un congrès d'urologie au cours duquel le chercheur britannique Giles Brindley doit décrire dans un exposé le premier traitement médical efficace contre ce que l'on appelle pudiquement la dysfonction érectile (DE). Si l'on se replace dans le contexte de l'époque (sans Viagra et compagnie), il s'agit potentiellement, selon les propres termes de Laurence Klotz, d'une "découverte historique dans la prise en charge de la DE".
L'exposé en question est censé avoir lieu en soirée dans un auditorium de l'hôtel dans lequel M. Klotz est descendu. Celui-ci, en prenant l'ascenseur pour s'y rendre, voit entrer dans la cabine un homme à lunettes d'une cinquantaine d'années, visiblement nerveux et vêtu d'un survêtement bleu, qui se met à vérifier des microphotographies transparentes (à l'époque Powerpoint n'existait pas) sur lesquelles son compagnon de translation verticale peut distinguer des pénis humains en érection. "J'en conclus, se souvient Laurence Klotz, qu'il s'agissait du professeur Brindley, en route pour sa conférence, même si sa tenue semblait trop décontractée pour la circonstance." Etant donné que l'exposé se tient tard, avant la réception qui clôture la journée, il n'y a que quelques dizaines de spectateurs dans la salle, des urologues venus avec leurs conjoints en grande tenue de soirée.
Giles Brindley commence par décrire son hypothèse de travail, à savoir que l'injection dans le pénis de substances agissant sur la circulation sanguine peut provoquer une érection, ce qui serait d'un grand secours pour les hommes frappés d'impuissance. N'ayant pas de modèle animal valable sous la main, le chercheur s'est pris lui-même comme cobaye. Il est en cela fidèle à une longue tradition d'auto-expérimentation dans la recherche médicale. Parmi les exemples les plus connus, citons deux Prix Nobel, l'Allemand Werner Forssman, qui s'inséra un cathéter jusque dans le cœur, et l'Australien Barry Marshall qui, pour prouver que l'ulcère de l'estomac était essentiellement dû à la bactérie Helicobacter pylori, n'hésita pas à avaler une bonne rasade de culture de ce microbe et attendit que les premiers symptômes se développent. Mister Brindley a donc pris son courage à une main et s'est injecté plusieurs substances dans la verge, qu'il a ensuite scrupuleusement photographiée à des stades divers de tumescence, car la pudeur s'efface derrière la science. "Après avoir vu une trentaine de ces clichés, raconte Laurence Klotz, il ne faisait aucun doute dans mon esprit que, au moins dans le cas du professeur Brindley, la thérapie était efficace. Bien sûr, on ne pouvait exclure la possibilité qu'une stimulation érotique ait joué un rôle dans l'obtention de ces érections, et le professeur Brindley le reconnut."
On touchait là du doigt le cœur de la démarche scientifique : quelle validité avait cette preuve photographique ? Pour raconter la suite de l'exposé le plus sexy de toute l'histoire des sciences, mieux vaut laisser la parole au témoin direct qu'est Laurence Klotz : "Le professeur voulait défendre son affaire dans le style le plus convaincant possible. Il indiqua qu'à son avis, aucune personne normale n'estimerait que donner une conférence devant un large public était une expérience érotiquement stimulante ou susceptible d'engendrer une érection. Il annonça donc qu'il s'était injecté de la papavérine dans sa chambre d'hôtel avant de venir faire son exposé et qu'il avait délibérément mis des vêtements souples (d'où le survêtement) afin de montrer le résultat. Il marcha le long de l'estrade en resserrant son pantalon sur ses parties génitales pour essayer de démontrer son érection. A ce moment-là, j'étais stupéfait, et je crois que tous les autres spectateurs l'étaient aussi. Je pouvais à peine croire ce qui était en train de se passer devant moi."
Pourtant, le public n'est pas au bout de ses surprises car Giles Brindley n'est pas satisfait par sa démonstration : "Il baissa les yeux vers son pantalon d'un air sceptique et secoua la tête avec consternation. "Malheureusement, dit-il, cela n'expose pas les résultats de manière assez claire." Il baissa alors son pantalon et son caleçon, dévoilant un long pénis, mince et clairement en érection. Il n'y avait pas un son dans la salle. Tout le monde avait cessé de respirer. Mais le simple fait de montrer son érection en public depuis l'estrade ne suffisait pas." Tel un joueur d'échecs (habillé), le professeur Brindley fit une pause et réfléchit à son coup suivant devant un parterre tétanisé. Puis il dit gravement : "J'aimerais donner à certains membres de l'assistance l'occasion de confirmer le degré de tumescence." Il faut imaginer la scène, ce chercheur priapique, pantalon et caleçon aux chevilles, service trois pièces au vent, descendant les marches et approchant de son public en smoking et robe de soirée. Quelques femmes craquèrent et se mirent à hurler en agitant des bras, car c'était trop de preuves et de résultats scientifiques pour elles. Ayant compris qu'il avait convaincu, Giles Brindley remonta prestement son bas de survêtement, retourna à sa place sur l'estrade et termina son exposé.
Le reste appartient à l'histoire. Le chercheur britannique fit d'autres tests concluants sur des hommes souffrant de troubles de l'érection, dont les résultats furent publiés fin 1983. Dans la conclusion de son article, Laurence Klotz souligne (sans rire ?) "l'énorme contribution" du professeur Brindley au traitement des troubles de l'érection. L'auto-expérimentation spectaculaire du chercheur britannique a en effet ouvert la voie à ce que certains appellent la "seconde révolution sexuelle", l'ère de l'érection médicamenteuse.
Pierre Barthélémy